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Splendeurs et misères des compositeurs

ou le syndrome de la salle vide...



salle-videLa semaine dernière, j’avais décidé d’orienter ce billet d’humeur sur un évènement auquel j’ai pu assister et qui m’a laissé quelque peu songeur et un brin pessimiste sur l’avenir du concert dans sa définition actuelle et, plus généralement, sur  de la réception de la musique "savante" (pas réservé uniquement aux puces et aux chiens) dans notre société du tout éphémère et jetable en dix minutes de téléchargement…  J’ai eu la chance d’entendre la création au Théâtre du Châtelet (Paris) du Concerto pour clarinette composé par mon ami Bechara El-Khoury. Je pense que vous ne devez pas connaître ce nom, ni le parcours de cet attachant musicien à la double culture franco-libanaise et qui possède un talent incroyable pour l’orchestre. Concernant Bechara, regardez  le catalogue du label Naxos, vous constaterez que ses partitions ont été enregistrées, entre autres, par le London Symphony Orchestra et Daniel Harding, not so bad pour un "obscur".
Bref, le clarinettiste solo de la soirée était Patrick Messina, l’une des fiertés de la grande école française de clarinette. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Sauf que plus de  la moitié du Théâtre resta tristement  vide. Cela, malgré de nombreuses affiches dans la capitale sur une manifestation organisée avec enthousiasme par Musique nouvelle en liberté avec le soutien financier et moral de l’Etat et de la Ville de Paris. De plus, pour ce concert était présent le compositeur Arvo Pärt qui pouvait ainsi entendre la création française de sa Symphonie n°4 donnée auparavant, pour la première fois,  par l’Orchestre Philharmonique de Los-Angeles et bechara-el-khouryEsa-Pekka Salonen. Pärt et El-Khoury ne sont pas ce que l’on peut esthétiquement nommer des avant-gardistes, pas d’effets électroniques subversifs, pas d’utilisations à l’envers d’un instrument, emploi d’un langage presque tonal, harmonies consonantes, références aux musiques du début du XXe siècle, etc.  Donc, ces partitions ne sont pas d’un abord difficile, réservées à une seule élite qui a pu réaliser des basses d’harmonie en Conservatoire. Et pourtant, malgré le magnétisme généralement déclenché par Pärt (Cf. les ventes des disques ECM) : en cette veille de pont du 11 novembre, peu de fidèles pour la paroisse musique avaient fait le déplacement.  Plus de 10 millions d’habitants résident à Paris et en région parisienne et l’on ne peut remplir, pour un soir, une salle prestigieuse de 1500 places ? Il faut être honnête et pragmatique, ce constat comptable est accablant pour une société soit disant cultivée et avec un État qui, malgré de vives  et réelles inquiétudes sur le futur, subventionne encore, sans grande exigence de résultat, les institutions musicales du pays. Évidemment, on rétorquera que l’artiste « maudit » et le phénomène de « salle vide » vont de pair. Je me souviens avoir lu une préface de Pierre Boulez (sur Mahler, je crois…) où le compositeur-chef évoquait le problème du retard de réception d’une œuvre ou d’un musicien face à son temps présent. Il citait le cas du pianiste Maurizio Pollini qui, à des débuts à Paris, sans grande publicité,  ni agent imbriqué dans les réseaux, avait joué devant des salles quasiment vides. Quand on songe que les billets pour ses récitals peuvent se vendre maintenant, à guichet fermé, à près de 150 Euros…  La balzacienne et romantique vision de l’artiste « crève-la-faim » peut faire rêver les littérateurs où ceux qui se souviennent de lignes d’Henri Barraud qui narrait que pour manger Berlioz, alors étudiant sans le sou au Conservatoire de Paris, allait braconner les lapins sur l’Ile Saint-Louis,  alors en friche, et maintenant refuge des plus fortunés parisiens. On songe aussi à la vente record d’une toile de Modigliani la semaine dernière à New-York alors que le peintre avait achevé son existence dans le plus grand dénuement et le ventre vide… Il me revient alors une maxime lancée à la cantonade par le compositeur Max Reger . « Vous connaissez le point commun entre le cochon et le compositeur ? Tous deux sont appréciés une fois mort ! ».


P.S. :  nous avons appris en début de semaine le décès du compositeur Aubert Lemeland. Évidemment, ce nom ne vous dira pas grand-chose... Pourtant, son univers musical était (est) des plus attachants. Il reste, à ce jour, le compositeur français qui a composé le plus grand nombre de symphonies ! Aubert Lemeland vivait très modestement, son ultime départ passera inaperçu dans le gotha des compositeurs de cour adoubés par le Ministère. Lui, ne l’était pas. J’ai retrouvé un joli et humain papier de Renaud Machart  (féroce critique du quotidien Le Monde qui n’utilise pas des chemins de traverse pour exprimer son mécontentement s'il n’ a pas aimé une prestation !) sur ce compositeur. Tout est dit, en ces quelques lignes sur la longue vie d'artiste, sur la difficulté de gagner sa vie en la qualité de compositeur « sérieux », de ne pas être un rat de cocktail ou intriguant de cour (S’il avait fait de la variété, son estomac s’en serait porté autrement…). Je place cet article ci-dessous :


Aubert Lemeland, compositeur fou d'Amérique
LE MONDE | 28.08.04 | 15h24
RENAUD MACHART

 Méconnu en France - sa "Dixième Symphonie" a été créée en Allemagne -, le musicien a pourtant composé 189 œuvres et enregistré une dizaine de disques.
On connaissait le nom d'Aubert Lemeland, mais sa musique à peine. Il y eut bien un disque, écouté trop distraitement en pensant qu'on y reviendrait un jour prochain, afin d'en savoir davantage sur ce compositeur méconnu, au catalogue pourtant impressionnant. Et puis on n'y est pas revenu de sitôt.  La vie du mélomane professionnel est parfois ainsi, modelée par la paresse, l'oubli sécurisant face à la forêt touffue qu'est l'histoire de la musique dont on finirait par ne connaître, au mieux, que les sentiers balisés et quelques pistes sauvages si l'on ne titillait pas, de temps à autre, sa curiosité. Et puis, au début de l'été, un nouvel enregistrement de la musique d'Aubert Lemeland, que grave depuis des années le petit label français Skarbo, nous est parvenu par la poste : Les Ballades du soldat, des pièces de piano à la simplicité nue, écrites d'après des lettres déchirantes de soldats morts au combat lors de la seconde guerre mondiale, et A l'étale de basse mer, une élégie poignante, pour voix, chœur et orchestre. Choc. Emotion.Effet premier : un papier, tout de suite (Le Monde du 20 juillet), pour faire partager la découverte. Effet secondaire : fort sentiment de culpabilité subséquent à la connaissance si tardive de cette musique puissante, inspirée, à la large respiration. L'œuvre de Lemeland a cette merveilleuse qualité de parler d'une voix singulière au moyen d'un vocabulaire dont les traits sont communs à d'autres musiques. On a eu envie d'en savoir plus, consulté les pages blanches de l'annuaire et trouvé un "Aubert Lemeland", à Paris. C'est bien lui. L'homme semble surpris de l'appel mais accepte un rendez-vous dans une brasserie de la place de la République, où il a ses habitudes. "Je connais par cœur la bande-son qu'ils diffusent : après l'Adagio d'Albinoni, ce sera Perfidia, un boléro-cha-cha, très joliment écrit d'ailleurs, raconte-t-il. Je venais ici beaucoup avec mon chien Artus, qui avait son portrait au mur. Il est mort. C'était un chien incroyable." Et l'on apprend, médusé, que le chien Artus a ainsi un jour réduit en lambeaux une partition de musique, une seule, mais choisie, la redoutable Deuxième Symphonie du compositeur américain Roger Sessions, propagateur de la technique sérielle aux Etats-Unis. Aubert Lemeland en a fait un livre, Mon chien, la musique américaine et moi... !, poliment refusé par les éditions Christian Bourgois. Alors le compositeur-écrivain - qui a une vraie plume - a engagé deux comédiens pour qu'ils enregistrent ce texte très sérieusement loufoque. La chose, qui dure il est vrai trois heures, a été poliment refusée par France-Culture. Aubert Lemeland a l'habitude : "Depuis trente ans, toutes les commandes d'Etat que je sollicite auprès du ministère de la culture sont déclinées. La seconde (et donc dernière) fois qu'on me l'a accordée, c'est quand Michel Plasson a créé ma Première Symphonie, en 1975. Je n'ai jamais fait partie du bon camp esthétique. Aujourd'hui, peut-être, que la tendance esthétique s'est quelque peu renversée... Mais alors, on me juge trop vieux..." Du coup, sans le sou, le musicien accepte les commandes de circonstance (" Je ne refuse jamais, car c'est à chaque fois une aventure nouvelle...") et vend ses manuscrits originaux à la Bibliothèque nationale. "Catherine Massip, la conservatrice en chef de la musique, une femme merveilleuse, a eu la générosité de faire acheter quelques-uns de mes autographes. Cela me permet de tenir le coup." Pourtant, l'homme garde une juvénilité enthousiaste, diserte et partageuse. "J'ai failli mourir très jeune d'une maladie pulmonaire. Alors, aujourd'hui, je me réjouis d'être là." Et d'allumer une cigarette.
"ENFANT DE LA GUERRE"
Aubert Lemeland a derrière lui un impressionnant catalogue de 189 opus, dont dix symphonies, rien moins, une dizaine de disques, enregistrés par le chef américain Marc Tardue, la soprano américaine Carole Farley et le pianiste français Jean-Pierre Ferey, par ailleurs patron des disques Skarbo. "A l'âge que j'ai-il marque une réticence : "Ecrivez que je suis un enfant de la guerre, cela n'est pas un mensonge..."-, je me sens pourtant comme un nouveau-né de la musique. J'ai envie de dire tant de choses. J'ai beaucoup écrit de musiques mélancoliques ou tourmentées, mais là ce que j'ai envie de faire, c'est un opéra-bouffe. Mais j'ai cependant dans mes projets Lieutenant Karl, d'après Jules Roy. Je lui avais promis que j'écrirais un jour un opéra sur ce thème de la désobéissance, qu'il a si bien traité.". Son précédent ouvrage lyrique, une petite merveille de quarante-cinq minutes, Le Cachet rouge, d'après la nouvelle d'Alfred de Vigny, a été créé en Allemagne, tandis que pas une seule maison lyrique française ne s'y est intéressée... Pourtant, l'inspiration marine, la belle mélancolie de ce drame lyrique le rapprochent beaucoup des opéras marins Billy Budd ou Peter Grimes, de Benjamin Britten, ou encore de La Mort de Klinghoffer, de John Adams. "Je suis très admiratif de ce que je connais d'Adams. Je suis un fou de musique américaine, jazz et musique de film compris. Ah ! le thème de Laura ! Au début des années 1950, mon frère a travaillé à l'ambassade américaine, à Paris, où se trouvait une vaste collection de partitions de Charles Ives, Samuel Barber, Aaron Copland, Roy Harris, William Schuman. Je peux même dire que la musique américaine m'a sauvé. Je n'étais ni néoclassique ni sériel, alors cette autre voie que représentaient ces musiciens qu'on joue si peu en France a constitué une révélation pour moi." Il a correspondu avec William Schuman : "Il n'a qu'un "n", mais quel talent !" Mais la dette de Lemeland envers les Américains n'est pas seulement artistique. Né en Normandie, le jeune garçon vit comme un choc traumatique les derniers mois de la guerre avant le Débarquement, à quelques kilomètres de sa maison. Des soldats morts, le bruit terrible des bombardements. Il en gardera une sorte d'obsession et beaucoup de ses œuvres seront directement colorées par cette période cruciale :"Nous devons tant aux Américains. On ne sait plus ce que cette libération a représenté, on mélange tout avec l'Amérique d'aujourd'hui, où vit d'ailleurs mon frère, qui y enseigne la littérature française. J'aurais pu, en fait, m'exiler moi aussi et devenir un "vrai" compositeur américain..."

Biographie
 
1932 : Naissance en Normandie.
1944 : Traumatisme des combats du Débarquement.
1969 : "Concerto pour deux orchestres à cordes".
1975 : "Première Symphonie".
1993 : "Songs for the Dead Soldiers".
1998 : "Dixième Symphonie".

F.D.