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Henri TOMASI

photo Henri TOMASI

Une des toutes premières oeuvres d'Henri Tomasi, écrite au printemps 1918, est un prélude pour piano intitulé Poème pour Cyrnos, c'est-à-dire la Corse d'après le nom que les Grecs donnaient à l'île. En 1927, il obtiendra le Premier Second grand prix de Rome avec Coriolan, scène lyrique sur un texte de Guy de Téramond, d'après le sujet qui inspira son drame célèbre à Shakespeare. Au moment de sa mort, alors qu'il projetait un opéra d'après Hamlet, il venait de terminer l'arrangement pour choeur a capella de ses Chants populaires de l'île de Corse dont la version originale pour choeur et orchestre de chambre date de 1962. La Corse des origines et Shakespeare, avec ses interrogations sur le pouvoir, sur le sens de l'existence : voilà posés, au début et à la fin de la carrière du compositeur deux thèmes que nous allons rencontrer dans notre itinéraire à l'occasion des vingt-cinq ans de sa disparition.

Compositeur abondamment joué et enregistré de son vivant et sur lequel un injuste oubli s'est abattu depuis, tout au moins en France remarquons au passage que la collection "Les Indispensables" des Editions Fayard (ouvrages pourtant bien documentés et sachant évoquer des oeuvres peu connues dans les divers domaines du symphonique, de la musique de chambre, de la mélodie) ne mentionne le nom de Tomasi dans aucun des ouvrages qui la composent.
On pourrait reprendre sans rien y changer ce qu'écrivait voici dix ans Frédéric Malmazet-Ducros dans son DEA de musique et musicologie "L'indépendance, tant sur le plan idéologique qu'esthétique, dont fit preuve Henri Tomasi durant toute sa vie, est certainement à l'origine du "purgatoire" dans lequel il se trouve actuellement. Mais il est, à notre avis, une raison supplémentaire qui s'ajoute à celle-ci : Henri Tomasi appartient à une génération de musiciens français que l'on feint d'ignorer actuellement sous le couvert d'un prétendu "non modernisme" apparent ! "
Notre travail, modestement, en attendant la commémoration du centenaire du compositeur - tout proche puisque ce sera en 2001 - voudrait redonner droit de cité à Henri Tomasi, dans sa région d'abord, puis au-delà. Droit de cité par la connaissance livresque de l'homme et de l'oeuvre mais surtout en incitant ceux qui font de la musique, ceux qui ont pour tâche de la diffuser, à faire entendre ces partitions, à les faire aimer, à travers les diverses périodes, à travers les diverses inspirations, de ce que Tomasi lui-même appelait ses "sincérités successives" .
Une vie
Marseille - la Belle de Mai et non Mazargues (où il vient quelques années plus tard et où son père Xavier était facteur) - a vu naître Henri Tomasi le 17 août 1901. En Avignon se trouve la tombe de cet homme disparu le 13 janvier 1971. Sa haine de Paris ("II me faut "ma" mer avant d'articuler : " Finita la commedia " ! Cette atmosphère de Paris : de quoi dégueuler ! " écrivait-il à son fils Claude en août 1966) lui fit choisir la cité rhodanienne pour son dernier repos. De longues lignes seraient nécessaires pour évoquer la jeunesse de Tomasi, ses rapports avec sa mère, avec son père, les années d'études, à Marseille et à Paris, les difficiles années d'apprentissage, les cinémas, les bals, le mépris de certains, l'amitié de quelques autres : elles n'ont pas leur place dans cette brève étude. Mais, sans nul doute, ces événements ont contribué à façonner une personnalité et son expression par la musique.
Entre le grand port, la "Porte de l'Orient" qui lui inspira tant de rêves d'évasion, sur la mer, vers les pays d'Afrique ou d'Asie et la cité des Papes, toute proche de ces Alpilles où il rencontrera souvent Daudet (sa musique donnera même une émotion réelle aux récits du conteur), Henri Tomasi, outre Paris, connaîtra de nombreuses escales. Bien sûr, il n'est jamais allé dans ces contrées - le Laos, le Hoggar et autres terres d'Afrique ou d'Asie, voire, plus rares, d'Amérique latine - qu'il a si bien évoquées à l'orchestre, par la voix, par la musique pour la danse. Semblable à Jules Verne, voyageur immobile s'il en est, Tomasi est un maître dans l'art de ces voyages imaginaires si bien dépeints par José Bruyr : "Vingt mesures de lui suffisent pour que je débarque au Brésil, au Cambodge, au Japon, pour que je sois jeté sur une plage vermeille d'Afrique, ou en une lunaire clairière à tam-tam."
Sa carrière de chef d'orchestre - il dirigeait Aubert, Saint-Saëns, Gluck, Massenet, David, Wagner ou Scotto (son ami Vincent avec qui il écrira la musique du film Colomba qui donnait le beau rôle à José Luccioni) et ses propres oeuvres - le conduira un peu partout à travers l'Europe. Un accident, en 1952, interrompra cette carrière : d'ailleurs les malheurs physiques seront une des constantes des dernières décennies de son existence. De sa surdité, dont le professeur Alfred Tomatis, malgré ses immenses connaissances et sa grande amitié pour le musicien, ne parvint qu'à atténuer les effets terribles, et de ses autres disgrâces, il parlera souvent dans ses lettres à son épouse Odette Camp, à son fils Claude, à son grand ami Jean Molinetti qui, un temps, présida aux destinées de l'Opéra de Marseille et que nous retrouvâmes une dernière fois, en 1988, lors de la création sur cette scène de Miguel Manara. Faute de pouvoir les citer tous, nous donnerons seulement ce message douloureusement ironique du 16 juin 1969 à Claude :
"Mon poulet
Accidents : toujours à droite, - cou, oreille, jambe, bras. La droite se venge de mon gauchisme"
C'est à son jeune fils, d'ailleurs, que dès 1955 il dédicaçait sa partition de L'Atlantide avec ces mots :
"Pour mon petit Claude chéri, en espérant pour lui des aventures merveilleuses sur cette stupide planète"voir...
"Stupide planète" : ces mots, avec de multiples variations et commentaires sur l'homme, "loup pour l'homme" seront le leitmotiv de cette correspondance, surtout au lendemain de la guerre et au fur et à mesure de l'accumulation des maux physiques et des amertumes. L'oeuvre saura traduire ce mal de vivre, poser à de nombreuses reprises la terrible interrogation : "être ou n'être point ?" la poser... et y répondre : colère, révolte, angoisse, espoir, mais toujours, de façon musicale.
Grands thèmes et préoccupations essentielles
Bien sûr, avec ses adaptations de récits d'Alphonse Daudet, avec son ballet Les Santons, avec son Tombeau de Mireille, avec ses arrangements de Noëls de Nicolas Saboly, avec sa Messe de Minuit pour les moines de Frigolet, avec ses Folies mazarguaises, Henri Tomasi ancre son inspiration dans la région et la ville de sa naissance. Osons dire que ce n'est pas dans ce répertoire - qui n'a cependant rien de médiocre - pas plus que dans ses Mélodies, en particulier sur des textes de Francis Carco, de Francis Jammes ou de Paul Fort - là aussi, un répertoire qu'on a tort de négliger - que nous trouvons le grand Tomasi. Ces musiques-là sont bien écrites, savoureuses à écouter, savoureuses à jouer ou à chanter, disent les interprètes, elles font preuve d'un véritable métier et d'un souci de la forme louable, elles témoignent d'une attention sympathique pour un folklore qui nous est cher, pour des poésies que nous apprécions. On peut cependant regretter que, souvent, elles ne fassent autre chose qu'illustrer ces poèmes (à peine les commenter, parfois), citer ce folklore, un peu le travailler, sans jamais le transcender pour atteindre à sa vraie nature, à sa signification profonde et intemporelle : Tomasi, dans ces pages, n'est pas Bartok, Kodaly, Villa-Lobos, De Falla ou Milhaud.
Mais la Provence, mais Marseille, c'est avant tout la Méditerranée. Et, en pastichant Milhaud, autre Marseillais, qui disait : "La Méditerranée va de Constantinople à Rio de Janeiro, avec Aix-en-Provence pour capitale..." nous pourrions fort bien imaginer Henri Tomasi déclarant un jour, et il l'a peut-être bien fait : "La Méditerranée va de Marseille au Viet-Nam, avec la Corse pour capitale... "
Car la Thalassa des anciens grecs, le Mare Nostrum des romains, la Méditerranée de l'Europe et de l'Afrique et les mers qui, au-delà de Suez, la prolongent et lui donnent dimension cosmique, est omniprésente chez Tomasi, faisant de chacune de ses partitions un voyage à la rencontre d'autres façons d'être et d'aimer, à la rencontre d'autres sonorités et d'autres rythmes. Et à la rencontre d'autres êtres, divers et pourtant semblables dans leurs interrogations face à la vie et à la mort, face à leur condition humaine.
Paghiella, Cyrnos, Chant hébraique, Tam-tam, Vocero, Chants corses, Ajax, Chants laotiens, Danses cambodgiennes, Chants de geishas, Danses brésiliennes, Caravanes, Féérie laotienne, Concert asiatique, Invocation à la lune, Chant des îles, Complainte du jeune indien, Pastorale inca, Divertimento corsica, Impressions cyrnéennes, Complainte et danse de Mogli, Théodore 1er roi des corses, Noa-Noa, Marche kabyle et chant des jeunes filles berbères, Jabadao, Dassine sultane du Hoggar, Le colibri, Les barbaresques, Ulysse, Recuerdos de los Baléares, Semaine sainte à Cuzco, Tahitiennes de Gauguin, Variations grégoriennes, la Moresca, Chants populaires de l'île de Corse...
De 1928 à 1971, que d'escales en des terres où la mer est pleine de chants d'oiseaux, de rires de filles, où le soleil dore les corps. Mais n'allons pas croire, comme le chanta Aznavour, que "la misère est moins cruelle au soleil" : Henri Tomasi, à la fin de son existence - et le rapprochement est savoureux avec le fait qu'il a longtemps travaillé pour Radio-Colonial, station diffusant en direction de "l'Empire colonial français" - sut dire les malheurs, les luttes et la libération des peuples sous tutelle en signant, à la mémoire d'Hector Berlioz, sa Symphonie du Tiers-Monde sur des textes d'Aimé Césaire et, d'après un texte de Sartre, son Chant pour le Viet-Nam. En écrivant son propre "Chant du monde" le compositeur a su devenir le frère et le porte-parole des hommes et des femmes des terres lointaines. Terres lointaines dont les escales rappelées plus haut sont ponctuées de plus importantes étapes, lyriques ou symphoniques : le Concerto pour guitare, à la mémoire d'un poète assassiné, (Federico Garcia-Lorca, que la milice franquiste abattit, pour le punir - l'ordre moral est coutumier de semblables amalgames - autant de son patriotisme républicain que de son homosexualité), Sampiero Corso ou l'Atlantide. Sans oublier une des partitions majeures de Tomasi, son opéra Miguel Mañara où le héros, sévillan est d'origine corse (Vincetelo de Leca) et où, pour la fin de l'admirable "procession du Jeudi-Saint", inspirée de celle du "Catenaccio - l'enchaîné" de Sartène, la musique fait citation du "Diu vi salve Regina", l'hymne qui rassemble tous les habitants de l'île.
Parlant d'opéras comme l'Atlantide et comme Miguel Mañara, pourrait-on omettre de remarquer comment, adaptant les textes de Pierre Benoît ou de Olivier Venceslas de Milosz pour en faire des livrets irréprochables, Henri Tomasi témoigne de ses connaissances littéraires et dramatiques ? II en donnera une preuve éclatante en réussissant l'adaptation lyrique du Silence de la mer de Vercors. Un tour de force si l'on se remémore ce chef-d'oeuvre de la clandestinité, long monologue prononcé devant des témoins à peu près muets. Tour de force identique, quelques années plus tard avec l'adaptation d'Erasme pour un Eloge de la folie de l'ère nucléaire, écrite par un Tomasi révolté et souffrant autant de ses maux physiques que du spectacle de l'injustice et de la misère régnant sur le monde.
Avec Miguel Mañara, nous abordons une autre facette d'Henri Tomasi, un temps tenté par le mysticisme : le "mystère" de l'écrivain lithuanien avait su toucher le compositeur et, après une première musique de scène pour les représentations du texte intégral, ce fut la superbe partition lyrique. Une partition achevée dans le calme de la Sainte Baume, à un moment où Tomasi, très sérieusement, envisageait de se retirer dans les ordres.
Le musicien vit-il un signe dans le récit de la conversion de Mañara, scélérat qu'on salue au premier acte par un surprenant "Gloire à Manara au plus bas des enfers ! " et dont, à la fin de la pièce, l'oraison funèbre par le frère jardinier n'est autre que : "Voici ton frère, Madeleine / Voici ton frère, Thérèse" ? Rien n'interdit, en tout cas, d'avancer cette hypothèse qui éclaire d'un jour tout à fait convaincant l'espèce de tension, de transes parfois, qu'on trouve dans ces pages. Tension totalement présente dans les Fanfares que le compositeur a tirées de son opéra (et qui, souvent, sont les seules musiques tomasiennes connues d'un grand public et de bien des interprètes) et auxquelles il n'a pas hésité à donner le qualificatif de liturgiques , chacune d'entre elles sonnant - Annonciation, Evangile, Apocalypse, Procession nocturne - le rappel d'un moment, d'un acte, important dans la vie d'un croyant.
L'évocation du Concerto pour guitare (qui sera suivi des concertos pour la contrebasse et le violoncelle) attire l'attention sur la façon dont Henri Tomasi - grand chef reconnu comme tel par les musiciens, par ses pairs et par les compositeurs dont il révéla les oeuvres - sut utiliser sa grande connaissance des instruments pour confier à bon nombre d'entre eux une ou plusieurs partitions destinées à mettre en valeur leurs possibilités, à exploiter leur caractère propre, voire à les conduire à leurs plus extrêmes limites. On relèvera, parmi les plus belles et les plus difficiles ("Pour les jouer - confiait naguère un de nos grands solistes médiatiques à un de ses vieux amis - il faudrait que je travaille... ") des pages pour le violon, pour la flûte, pour la trompette - à Marseille, en 1963, Joseph Lazzini en fit un savoureux ballet sous le titre de concerto-quadrille qui vit évoluer même les machinistes de l'Opéra municipal - pour la clarinette, pour l'alto, pour le cor, pour le trombone, pour le basson, pour le hautbois, pour le galoubet et les tambourins, pour le violon. Quant à sa musique de chambre, elle n'est pas abondante comme son répertoire concertant mais Tomasi, pour diverses formations (quintette à vent, trio d'anches, trio et quatuors à cordes et petits ensembles) a su écrire de fort belles pages que quelques musiciens curieux ont à leur répertoire et qu'on aimerait entendre plus souvent. Le piano n'a pas été un instrument de prédilection pour Henri Tomasi. On relèvera des Pièces brèves que Jean Doyen n'hésita pas à créer (mais on ne sait pas s'il les a longtemps maintenues à son répertoire), des Paysages, des Fantoches, une Berceuse dont nous ne savons pas grand chose. Plus personnel, sans doute, ce Coin de Claudinet, pièces faciles (où passe en écho certaine Marche des Rois qui inspira si fort le grand Bizet), que le compositeur créa en 1948 mais dont le dédicataire, son fils Claude, né cette année-là, m'a avoué n'en avoir jamais joué lui-même la moindre note !
D'autres pages jalonnent la vie de Tomasi, témoignant de l'évolution de son style, qu'une sorte d'ascèse conduit, sans jamais lui faire perdre son sens solaire des couleurs, de la profusion des premières pages à une grande rigueur d'expression dans les pages ultimes. On a pu comparer cette évolution - disons de Manara au Concerto de guitare - à celle qui conduit un Manuel de Falla de la Vie brève, au quasi monastique Concerto pour clavecin.
Des partitions de Tomasi, lyriques, vocales, symphoniques, oratorios, etc. que je laisse pour aujourd'hui dans une ombre qui n'a rien de méprisant, je voudrais cependant citer deux titres : le ballet Noces de cendres (1952) et Retour à Tipasa (1966). Dans la première, c'est l'ab- surdité de la guerre (sa "connerie" osera dire Prévert dans une de ses plus belles poésies) qui nous saute au visage, même en l'absence de toute représentation scénique, par ce "Dies irae" qui se disloque sur un rythme de blues. Et dans la seconde oeuvre il faut savoir entendre la magnifique leçon d'espoir d'un homme malade, désabusé, à ses auditeurs que la partition, dans sa conclusion, baigne d'une surprenante lumière. Au moment même où Tomasi hurle un pathétique "Je n'espère plus en l'homme... ", il trouve les sons, les modulations qui donnent tout leur sens aux paroles de Camus
"Je redécouvrais à Tipasa qu'il fallait garder intacte en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l'injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise."
Œuvre sincère, sobre, qui a laissé des traces durables chez ceux qui en vécurent la création posthume, voici dix ans.
En guise de conclusion
Maurice Fleuret, comme tous ceux qui ont connu le compositeur, comme tous ceux qui ont joué ou étudié, qui jouent et étudient sa musique, en a cerné fort exactement les caractéristiques et les motivations
"Je ne peux qu'admirer la force et le lyrisme de cette musique, comme j'admire la rigueur morale et les convictions politiques qui l'ont inspirée. "
Mots si justes à prolonger par cette phrase de conclusion d'un essai sur Tomasi paru dans le "Panorama musical" de janvier/mars 1969, sous la signature de Christian Tournel, mort avant d'avoir pu mener à bien l'ouvrage entrepris sur Henri Tomasi et sur sa musique
"Aucune gratuité chez lui, car jamais Tomasi n'écrira une note par plaisir intellectuel de la découverte, mais bien plutôt pour réaliser l'accord intime que suscite telle ou telle émotion sur son âme poétique."
Gabriel VIALLE (juin/octobre 1995)

couverture Noces de Cendres Robert Martin
Noces de Cendres
Henri TOMASI
Arr : Désiré DONDEYNE
Editeur : Robert Martin
Genre : Orchestre
Formation : Prestige collection
Style et options : Musique originale
Exemplaire complet (THOM04555-BA) : 254,40
Conducteur (THOM04555-CO) : 52,99